Trois ans et des poussières plus tard, j’ai appelé l’École des Grands Ballets, j’ai demandé s’il y avait encore de place, même si la session était commencée, j’ai dit que ça faisait longtemps que je dansais, mais que j’avais arrêté, est-ce que vous pensez que j’ai quand même le niveau ? On m’a répondu avec un sourire au bout du fil (oui, on l’entend, le sourire) que j’étais la bienvenue pour essayer un cours et que non, non, ça ne posait aucun souci que la session soit déjà commencée, il reste quelques places dans le cours du mardi, venez trente minutes avant.
Alors mardi matin, j’ai fait mon sac, comme avant. J’en ai fait l’inventaire, comme avant, une espèce de poésie connue sur le bout des doigts, demi-pointes, collants, justau, pantalon d’échauffement, sweat pour la barre, épingles à chignon, barrettes, élastique, fil et aiguille pour si l’élastique brise, sweat pour après. J’ai fait comme avant aussi, et j’ai porté mes demi-pointes à mon nez, pour sentir encore l’odeur de la colophane qui a séché, même si pour toute personne étrangère à ce monde, voir quelqu’un qui renifle ses chaussons, ça doit être bizarre. J’ai fermé mon sac et je suis partie, en essayant de pas trop stresser.
Le studio est grand, les barres sont un peu abîmées et grincent un peu, les plafonds sont hauts, il y a des cadres aux murs et un piano noir dans le fond. Comme avant, je me suis installée à la barre et j’ai commencé mes petits échauffements, battements cloches avec les pieds flex, relevés sur demi-pointes, pour ré-habituer les chevilles, orteils pointés, pour éviter les crampes tout de suite et les petits assouplissements d’usage, la grenouille pour déverrouiller les hanches, le papillon pour chauffer les jambes. La prof est arrivée, la pianiste s’est installée, a lâché quelques petite notes et puis il y a eu ces petits mots, ceux qui résonnent dans chaque cours de danse, d’enfants, d’adultes, d’amateurs, de professionnels, en France, au Japon, au Canada, « on commence avec les pliés ».
Si les sensations sont différentes, les gestes semblaient tellement naturels, les premières notes de musique, les genoux se tendent encore plus, le port de bras, main gauche à la barre, parce qu’on commence toujours à droite, pieds en première, et demi plié. Comme si j’avais fait ça tous les jours, pendant les trois années où j’ai simplement rêvé ces ports de bras.
Bien entendu, il va falloir tout réapprendre. Il va falloir réapprendre à tourner, à tendre les genoux, à faire partir l’en-dehors de la hanche, pas des chevilles mesdemoiselles, ça ne sert à rien d’ouvrir votre première comme ça si c’est pour bousiller vos articulations. Il va falloir réapprendre les épaules basses, les fesses rentrées, le ventre tenu-aspiré, il va falloir réapprendre à ne pas se laisser tomber sur la jambe de terre, à se repousser du sol, à ramener les jambes avec énergie dans les jetés et dans les frappés, à accompagner le mouvement avec la tête, à soutenir les bras, à garder les poignets légers, à pointer correctement les orteils. Il va falloir réapprendre les adages, la petite batterie, les petits sauts, faites attention à vos orteils les filles, il va falloir réapprendre les pirouettes, « tête-tête », disent tous les profs quand on tourne, les grand jetés, les équilibres, les tours promenades et les tours attitudes, les pas de bourrées ouverts et les entrechats trois de volée. Il va falloir réapprendre les fouettés à l’italienne, les grandes sissonnes et les fouettés.
Il va falloir réapprendre à suivre la musique, à vivre les notes, à sourire même quand ça fait mal, à se laisser porter par ce qu’on danse, même si c’est juste un adage en studio, faites comme si vous étiez en scène, toujours, avait dit un jour ma prof quand j’étais ado. Il va falloir réapprendre à continuer même si on rate, surtout si on rate, ratez mais avec panache, elle disait aussi. Il va falloir réapprendre à reprendre la barre, sans plus jamais s’arrêter cette fois-ci, c’est promis.
Je suis rentrée chez moi à pieds, parce que j’avais besoin de réfléchir à tout ça, et puis aussi parce que j’avais besoin de pleurer un petit peu. Après trois ans à me forcer pour ne pas y penser, tout ça, c’est revenu. En une heure trente seulement, je me suis rappelée que je ne m’étais jamais sentie aussi complète et vraie, surtout, que quand je danse.
J’ai appelé l’école quand je suis rentrée, en disant que je reviendrai, la semaine prochaine. C’est promis, tu sais, j’ai compris, je me suis dit. J’arrêterai plus jamais.